Enfin un moment dans la chambre [Pour Ami]

Clara n'aimait pas les espaces clos. Enfermée, prise au piège dans une chambre minuscule. Non. Elle aimait les grandes étendues d'herbe, un coucher de soleil. Là où l'inspiration lui venait et où elle pouvait dessiner à sa guise. Ce n'était pas cette chambre avec une vue minable qui allait égayer sa curiosité.

*Pourtant*

Pourtant, elle avait quelque chose de singulier. Comme une chambre, avec une âme. Clara n'y passerait pas sa vie mais tout de même. Un moment. Elle ne s’y voyait que la nuit. Et si l’inspiration lui venait pendant son sommeil, elle sortirait. Dehors, au calme. Pas de bruit.

*Colocataire ?*

Sa colocataire n’avait pas l’air d’être souvent là non plus. Elles ne s'étaient pas croisées. Jamais. Elles ne faisaient que dormir ensemble. Ne se parlait pas.

*Intéressant*

Clara décida que ce soir, elle ferait sa connaissance.

« Adieu colocataire,
de mon grand frigidaire… »
Tiens, Linda Lemay. Elle aimait son ton tragique bien que festif. Elle mêlait le dramatique à l'humour. Un don! Clara l’aimait beaucoup. Elle ne se souvenait plus d’où elle la connaissait. Pas de Caracas non. Pas non plus des Etats-Unis. Sans doute l’avait-elle vue sur une chaîne canadienne.

Clara prit un crayon, s'assit sur son lit, et dessina. Encore et encore. Juste par envie. Sans inspiration. Sans que ce ne soit beau!

« Une fille vient de changer de chambre, tu prends son ancienne ».

Voilà ce qu’on lui avait dit quand elle était allé demander sa chambre au secrétariat. Elle allait avoir la chambre de quelqu’un d’autre. Cela l’angoissa. Elle ne savait pas pourquoi ça la mettait dans un état pareil. Elle traversa les couloirs avec sa valise au bout du bras. Sa vieille valise qu’elle avait quand elle avait été forcée de quitter le Japon, quand elle avait fui la Chine puis traverser les Etats-Unis pour retrouver son père. La valise qui avait appartenu à sa mère.

*Ma mère qui a voulu me tuer !*

Pourtant cette valise avait été la compagne de tous les changements importants dans sa vie. Elle se devait de l’avoir pour ce nouveau voyage.

Elle ouvrit la porte de la chambre qui lui était destinée. Une fille était posée sur un des deux lits. Elle frissonna à sa vue : elle brûlait de l’intérieur. Elles seraient clairement deux opposées : un brasier et un océan. L’une avait le feu, l’autre l’eau.

"Bonsoir, je suis Ami, la nouvelle colocataire."

Elle avait dit ça calmement, posément, poliment. Elle se dirigea vers l’autre lit, y posa sa valise et entreprit de ranger ses affaires. Sa compagne de chambre dessinait. Ainsi elles étaient dans la même section.

Selon la tradition dans un tel cas, elles deviendraient les meilleures amies du monde. Elle ne put s’empêcher de ricaner intérieurement. Elles étaient là pour s’opposer l’une à l’autre. Il n’y avait aucun doute là-dessus !

*Voilà qui promet d’être intéressant !*

Clara tourna la tête vers la porte. Une jeune fille. Une colocataire. Après tout ce temps elle avait enfin une colocataire. Etrange, n’était-il pas qu’elle arrive à ce moment précis de son existence. Cette école. Elle était étrange et regorgeait de personnalités diverses.

*encore une*

Ami. Cette fille avait du caractère, Clara pouvait en jurer. Elle sourit légèrement. Elle n’était pas souriante de nature. Elle se redressa. Et vint lui serrer la main. Elle ignorait les coutumes. Ami avait déposé ses affaires sur son lit. Clara se racla la gorge.

"Clara. Bienvenue"

Elle était toujours très laconique surtout lorsqu’elle ne connaissait pas les gens. Non pas qu’elle ait peur. Les gens ne l’effrayaient pas. Elle ne voyait pas la nécessité d’en rajouter. Elle n’était pas mal à l’aise. Cette fille était forte. Elle ne la froisserait pas si facilement.

Elle n’avait pas envie de la froisser. Elle n’avait pas envie de jouer un jeu. Juste, de s’opposer à elle. Pourquoi ? Pourquoi cette sensation qu’elle serait en compétition ?

"Je suis en dessin"

*Inutile*

"Mais tu le sais"

Clara se demanda si Ami elle aussi était dans cette section. Ce fait expliquerait son sentiment d’opposition. Elle comprendrait mieux pourquoi elle ressentait Ami comme une rivale.

*si ce n’est que pour les cours*

Ce n’était pas le plus important pour Clara. Sa BD, voilà tout ce qui comptait pour elle. elle devait l’amener à son terme, la proposer, la vendre, et devenir créatrice attitrée d’un bd à succès. Pour Michael. Pour Mary.

La colocataire semblait avoir ressentit la même chose qu’elle. Elle ne rangea pas tout de suite ses affaires, c’était bon pour les gens qui avaient de se sentir chez eux. Mais elle ne se sentait chez elle nulle part.

*Clara. La flamme s’appelle Clara.*

Clara lui précisa qu’elle était en dessin.

Oui, je le sais. Je vous ai vue dessiner.

*Ce n’est pas parce que nous partageons la chambre que nous sommes intimes !*

Le tutoiement systématique l’avait toujours exaspérée. Ce n’était pas parce qu’elles étaient artistes toutes les deux qu’elles devaient tomber tout de suite dans les familiarités !

*Ses parents ne lui ont donc rien appris !*

Elle cessa d’examiner la chambre pour se poser sur son lit. Il faudrait ranger. Ne fut-ce que pour ne pas laisser traîner ses affaires dans une chambre qui n’était qu’à elle.

*Elle est grossière, elle peut bien supporter cinq minutes de désordre !*

Elle sortit un croquis de son sac. L’image d’une femme qui tombait dans l’eau. Ça n’allait pas être facile à réaliser ! Machinalement, elle commença à ranger en imaginant comment créer l’effet de l’eau. Elle ne faisait plus du tout attention à ce qui se passait autour d’elle. Elle évitait Clara par simple soucis de politesse !

Clara la toisa. Elle. Sa nouvelle colocataire. Elle le sentait. Ça n’allait pas être facile. Pourquoi ? Déjà, le vouvoiement. Une politesse certes. Exagérée, sans aucun doute. Elles étaient à l’école. Avaient sans doute le même âge. Pourquoi s’encombrer de détails. Clara ne lui prêta plus attention. Elle n’avait rien à lui dire. Elle n’avait rien à dire à personne. Personne. Sauf à quelques exceptions. Même ces exceptions se faisaient rares. Elle retourna vaquer à ses occupations.

De temps à autre, elle jetait un regard en biais. Une très jolie jeune femme. Envoûtante. A l’air stricte. C’était comme ça que Clara la voyait. Impitoyable. Pas facile à cerner. Mais Clara s’en fichait d’être à côté de la plaque. Et soudain.

*C’est parti*

Elle voulut la dessiner. Elle ne s’en priva pas. Ami n’avait rien à dire. Elle était en pays libre. Un crayon qui traînait, une vieille feuille. Elle dessinait les traits de la jeune asiatique. Elle les exagérait. La faisait paraître plus sévère encore. L’attifait d’une tenue de guerrière qu’elle n’avait peut-être jamais portée.

*Qu’importe*

Elle sourit. Le résultat était probant. Ce qu’elle avait souhaité. Elle n’avait pas perdu la main, même si sa flamme s’était affaiblie. La rencontre dans les bois avec Connor l’avait revigorée. Elle fixa son croquis.

*Voilà !*

Sa bande dessinée. Il y avait si longtemps qu’elle n’y avait plus travaillé. Y avait-il une place pour une asiatique. Elle aimait trop son dessin que pour s’en séparer comme ça. Qui serait-elle ? Une ennemie des héros, sans aucun doute. Un comics ? Clara, Mary et Michael n’avaient pas envisagé cette possibilité.

*Ils ne sont plus là*

Elle pouvait laisser libre court à son imagination. Elle avait quartier libre. Alors pourquoi pas faire de leur bande dessinée un comics. Elle redressa la tête pour regarder Ami. Le profil type du vilain.